• Frédéric Emprou (fr), 2021
  • Cyril Jarton (fr), 2018
  • Florian Bruno (fr), 2017
  • Julie Portier (fr), 2014
  • Julie Portier (engl), 2014
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  • Natacha Pugnet, 2013
  • Camille Videcoq, 2012
  • Jean-Paul Gavard-Perret, 2012
  • Jean-Paul Gavard-Perret, 2011
  • Luc Jeand’heur, 2011
  • Nicolas Fourgeaud, 2010
  • Luc Jend'heur, 2009
  • Caroline Engel, 2009
  • Luc Jeandheur, 2008
  • Voler les poutres, échanger les piliers, sans que la maison ne bouge, 2008
  • Bérengère Lévêque, 2007
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    Métamorphoses Protocolaires
    Julie Portier

    in catalogue monographique La Mélancolie du Pongiste, Editions P, 2015.

     


    Le mythe de l’artiste + salade verte


    Le catalogue rétrospectif imposant quelques conventions méthodologiques, il convient ici d’interroger les œuvres qui marquèrent le début de la carrière de Jérémy Laffon, en particulier ses premières vidéos. Pom Pom salade (2005) est une performance filmée en fin de soirée dans un festival de musique en plein air, au cours de laquelle l’artiste coiffé d’une poubelle en plastique exécute une chorégraphie inspirée des cheerleaders, avec les capacités acrobatiques et l’équipement disponibles, soit deux laitues qui seront détruites au cours de la danse rituelle. Cette mise en scène spontanée, quoique sublimée par un ralenti accompagné d’un tube pop-rock langoureux, installe un motif central dans l’œuvre c’est-à-dire, la figure de l’artiste. Dans les années suivantes, Jérémy Laffon est apparu à l’écran avec d’autres attributs : une raquette de ping-pong et des balles oranges, avec lesquelles il semblait occupé à temps complet par la poursuite d’un record personnel de rebonds. La vidéo Ping-Pong Master Player (2007) suit l’artiste dribblant jusqu’en Chine, où la concentration et l’endurance du poignet n’ont plus de limite : la balle rebondit, dans la rue, dans le bus, au restaurant, dans le pousse-pousse, les centres commerciaux et même les musées, et ce dans l’indifférence de tous les Chinois. L’action du pongiste solitaire concentre efficacement une grande partie des thèmes et des enjeux esthétiques présents dans le travail de Jérémy Laffon. C’est, en premier lieu, la substitution de ce travail à une activité sportive ou ludique obligeant un investissement égal à son improductivité, ce qui, pour des raisons politiques évidentes, rend ce jeu tout à fait sérieux — autant que la danse des salades. Se dessine un goût pour le motif répétitif ou encore le mouvement compris dans sa négociation avec les lois de l’apesanteur (voilà déjà posée une problématique de sculpture assez complexe). L’évocation malicieuse du formalisme minimal dans un objet emprunté au quotidien, une appréciation du temps dans une rythmique continue appuyée par une production de musique concrète, une certaine logique d’infiltration du réel, voire d’encombrement, ou encore la mise en question (pratique) de la participation du spectateur, tout cela est contenu dans Ping-Pong Master Player. Mais les numéros de jonglage dans lesquels se représente Jérémy Laffon au sortir des Beaux-Arts semblent avoir posé une série de postulats quant à ce choix professionnel pour le moins épineux à l’heure actuelle, tant socialement qu’intellectuellement. Aussi, la figure de l’amuseur public n’est peut-être qu’une parade ironique pour prendre acte d’une condition plus grave, car c’est justement la gravité dans ses différentes acceptions qu’il s’agira de déjouer, en apprivoisant le risque de la chute. Si cette formulation du programme artistique sonne comme un défi cosmologique, elle est simplement induite par les multiples allusions de l’artiste au caractère divin de son geste — dans une série de proto-effets spéciaux qui lui confèrent des super-pouvoirs (Bilan de compétences, 2007) — ou par des allégories de phénomènes célestes au moyen de balles de ping‑pong ou d’oranges mues par un escalator (Symphony  1, opus 9 & 13, 2005), irrigant les rues d’un village sinistré (Invasione Pacifica). Cette industrie attaque le mythe du génie créateur, du moins ce qui a survécu à sa déchéance depuis la fin d’un autre mythe : celui de la modernité. Mais dans le même temps, cette mécanique rudimentaire amorce la réactivation d’une légende. C’est sur cette ambiguïté — qui est profondément romantique — que s’articule le leitmotiv de l’œuvre de Jérémy Laffon, où il est toujours question des moyens de l’art et pour l’artiste en définitive, de se demander ce qu’il peut faire.
    Ainsi, certaines stratégies visant à conforter l’aura de l’artiste seraient-elles employées pour faire diversion sur ses réelles ambitions ? Car nul doute que celles-ci dépassent de loin l’objectif de devenir un artiste célèbre. Citons entre autres cette véritable imposture qui consista à retoucher des tableaux anciens en y glissant des épiphanies de la raquette de ping-pong et sa balle orange dans l’installation De main en main (en collaboration avec Jérémy Setton). Mais l’usage d’une matière première déclinée dans plusieurs médiums et à différentes échelles au point de se diffuser comme un signe (dans la lignée des rayures de Buren par exemple) ou plutôt une marque de fabrique signalée par son matériau phare (dans la lignée de la firme Placoplatre®, par exemple) reste l’opération de mythification la plus flagrante chez Jérémy Laffon. Juste retour des choses, cela lui a valu d’être identifié dans le monde de l’art en tant que « Monsieur salade » ou « Monsieur chewing-gum », sans parler des torts causés par les balles de ping-pong oranges qui finissent par se rebiffer dans la vidéo Le dernier mot en venant chercher l’artiste sur son territoire, l’atelier, en l’assaillant par dizaines. Ce dernier, dépassé par les évènements qu’il a lui-même déclenchés — pauvre Prométhée — fait tout ce qu’il peut, et c’est tout ce qu’il fait en tant qu’artiste : user de toute l’énergie et sophistiquer la technique avec les moyens disponibles (ici une planchette de bois en guise de raquette) jusqu’à épuisement des forces et de la rhétorique.


    Résistance passive

    Mais cette manière de se livrer corps et âme à la cause incertaine de l’art, est avant tout employée à ne rien faire, ou à en faire le moins possible (ce qui souvent demande un grand effort d’organisation). La Collection d’assistants potentiels (2006) pouvait être le préambule à un postulat : la série de photographies réalisée en Chine montre des individus assoupis dans des lieux publics ou sur leur lieu de travail. Et cette torpeur collective ressemble bien à un acte de dissidence, sous un régime autoritaire reposant sur la docilité du travailleur. Pendant ce temps, non loin des dormeurs, Jérémy Laffon dribblait, ce qui est aussi une manière active de ne rien faire, de combler le temps mais aussi de signifier qu’en ce temps-là, il n’y a rien à faire, et de le faire savoir largement, dans une fausse discrétion. D’ailleurs, l’adolescent n’est-il pas le meilleur des dribbleurs, tous sports confondus ? Ainsi, Jérémy Laffon, s’est-il engagé dans l’art avec une haute conscience qu’il n’y a théoriquement « rien à faire », et cela depuis bien longtemps. C’était déjà le cas pour le copiste d’Herman Melville (Bartleby, 1858) qui a eu la sagesse de « préférer ne pas faire », annonçant un siècle plus tôt, l’attitude d’une frange entière des artistes de l’ère postmoderne qui renoncèrent raisonnablement à l’exigence de la nouveauté à l’heure où tout a déjà été fait. Et dans ces conditions, il ne reste plus qu’à occuper le temps, ce que Duchamp aurait fait de mieux en tant qu’artiste, c’est‑à‑dire en faisant autre chose, comme jouer aux échecs. Pendant qu’il dribble inlassablement, Jérémy Laffon ne fait rien, sans cesse. C’est un acte oxymorique, une oisiveté active, puisque cette inaction produit plusieurs choses, dont un son suffisamment agaçant pour y sous-entendre une revendication. En effet, le « ping ! ping ! pong ! » qui attaque les nerfs à petit feu, n’est pas moins innocent que le « toc ! toc ! » des « pics verts » installés au sous-sol de l’espace investi pour l’exposition à Interface. Ce sont des piolets attelés à une mécanique permettant de déclencher l’impact en l’absence du visiteur, contrariant les conventions de l’exposition (par une programmation de la déception) et attaquant concrètement son cadre. Le sous-texte de cette partition rythmique jouée par les piolets sur différents matériaux aux sons propres (fer, bois, béton), est bien la détérioration de l’espace d’exposition. Ailleurs, Jérémy Laffon mettait carrément le feu à l’institution — sans déroger à la nonchalance du pongiste — avec l’opération Ping-Pong Terrorism (2009), menée pendant une résidence dans un lycée où l’artiste explorait les qualités plastiques et dynamiques de la balle de ping-pong enflammée (ce qui était déjà un moyen d’en finir avec ce signe-signature). L’expérience, qui conduira à l’élaboration d’une méthode de dessin dont le rendu étonnament voluptueux s’illustre dans la série Rumeur et papillotes, a valu à l’artiste une plainte pour enfumage (au sens propre) signée par le personnel enseignant, lettre que l’artiste présente au sein de la documentation sur cette performance. L’odeur qui a indisposé les garants de la discipline n’est pas un effet secondaire, mais est contenue dans le programme de l’œuvre. Il en est de même pour le parfum plus poli des tablettes de chewing-gum utilisées à partir de 2009. Rejouée au Centre Georges Pompidou en 2014, le pavage à la chlorophylle (After school II) emplissait tout le niveau inférieur du musée d’une odeur entêtante. N’était-ce pas la senteur d’une subversion doucereuse, de plus, innocentée par les enfants auxquels s’adressait l’atelier créatif  ? Telle est la manière dont Jérémy Laffon s’attaque au cadre de l’art, semblant ne pas y toucher au point que certains n’y verront que du feu. Et ce bloc de glace placé dans le Cairn centre d’art est complice de ce louvoiement. Considérant les accointances de l’œuvre de Jérémy Laffon avec l’abstraction suisse, on ne peut exclure une référence aux sculptures de glace d’Olivier Mosset reprenant la forme des dispositifs antichar helvètes qui n’ont jamais servi (Toblerone, 2005). La fonte de ces engins de défense une fois postés dans l’espace d’exposition est l’image lamentable d’une défaite qui sous-entend celle de la critique institutionnelle ou plus largement d’un art engagé. Le titre de l’exposition « Circuit fermé », qui abrite le glaçon monumental, réfère à un mode de production et à un régime d’existence des choses à l’œuvre chez Jérémy Laffon, mais il sonne aussi comme l’expression d’une lassitude à l’égard du monde de l’art, d’une production théorique ruminante ou peut-être d’un « système » professionnel sclérosé.


    Reconstruire du mythe avec les mains

    Résumons, Jérémy Laffon a des tendances punk, et elles ne s’expriment pas seulement en mettant le feu aux couloirs de l’école ou en récupérant la carcasse d’un belle bagnole pour en faire une sculpture de jardin qui distribue des décharges électriques au spectateur (Epileptic Sovereign).Il y a bien ici une force destructrice mais voilà qu’elle se traduit le plus souvent dans un geste bâtisseur. La volonté de démanteler une à une les notions d’esthétique s’exerce dans une construction pierre par pierre, ou chewing-gum par chewing-gum, qui érige des architectures, des cités entières, herculéennes jusque dans la prononciation de leur nom : Chlorophénylalaninoplastomecanostressrhéologoductilviridiscacosmographigum. Aussi, la résistance à l’acte créateur qui consistait à ne rien faire, demande un investissement colossal qui réclame d’abord un effort physique intense, mettant en jeu un minimum de muscles et de neurones : le dribble ou la mastication (comme pour la série des Globes). Ce rapport d’activité paradoxal s’allonge quand la revendication de la fainéantise se formule par l’exigence d’un défi à relever, comme si, en voulant esquiver la tâche ingrate qui lui incombe, l’artiste ne trouvait d’autre solution que d’y projeter une plus grande ambition. Par exemple, ou plutôt pour l’allégorie, de corvée de serpillère, l’artiste décidé à n’accomplir qu’une partie du travail utilise des pochoirs pour laisser à ses colocataires d’atelier un sol à moitié propre. Mais dont le motif en losanges en augmente considérablement le standing (Terrain d’entente, 2011). Aussi les procédés de délégation, qui sont une solution théorique au refus de commettre un geste expressif autant qu’un moyen d’en faire le moins possible, impliquent-ils souvent la gestion d’une activité à échelle industrielle : Jérémy Laffon se voit le contremaître d’une horde d’enfants (mis au travail sous prétexte d’un loisir culturel), débordé par la surveillance de robinets qui façonnent à sa place des sculptures de savon au goutte à goutte (Productivity, Run Away !), quand ce n’est un troupeau de chèvres qu’il emploie à creuser de leur langue les délicates courbes des Osselets.
    Cette vulgarisation du geste créateur, quand il est délégué à une instance caprine ou à une défaillance de plomberie, est assortie de l’usage de matériaux sélectionnés dans les registres de la trivialité : l’agriculture (pour les pierres de sel à la base des Osselets, les travaux ménagers (pour les éponges qui forment le Paysage étendu, et surtout la société de consommation, abordée sur son terrain le plus commun et incontournable, le supermarché. Les palettes qui préparent un réveil collectif dans l’installation Sans titre y ont préalablement déversé leur cargaison de nourriture industrielle et parmi elle l’emblématique chewing-gum. De sa consistance jusqu’à son goût aux prétentions naturelles suprêmes (la chlorophylle) , c’est un artifice total ; même pas une nourriture mais la promesse d’un plaisir immédiat affadi en quelques minutes, d’un ersatz d’occupation qu’il faudra bientôt recracher. En plus d’être l’apanage de la vulgarité quand il est mâché trop ostensiblement, ou le symbole d’une invasion commerciale introduite par des sauveurs, le chewing-gum est une tromperie absolue.
    Et c’est certainement pour cette raison qu’il fallait en faire le matériau d’un art s’interrogeant sur son intégrité.
    On aperçoit sans mal les raisons politiques du dévolu jeté sur le matériau ignoble (non-noble), à l’égal du pain de savon de Marseille qui avance lui aussi des arguments d’authenticité au devant d’une production délocalisée et manufacturée, c’est-à-dire faite sans les mains. Et le premier geste politique à cet endroit est bien celui du détournement, à des fins de non‑consommation, d’improductivité pure, parmi les voies d’accès au sublime. Mais le chewing-gum comme le savon, l’éponge à récurer ou la balle de ping-pong, intéressent Jérémy Laffon pour leurs qualités plastiques propres qu’il est inutile de détailler sauf à souligner quatre dénominateurs communs : tous ces matériaux offrent des formes élémentaires ou géométriques (rectangle, cube, sphère), modulaires, déformables par altération de leur matière, et ont souvent plusieurs qualités sensorielles exploitables (olfactives ou auditives par exemple).
    Alors le geste de sculpteur qui travaille cette matière sans noblesse est un geste sans distinction artistique. Quand il implique le travail de la main, c’est celle, patiente, experte, précise, que l’imaginaire le plus largement partagé (celui des « non-spécialistes ») fantasme chez l’artiste, mais que les « connaisseurs » réservent avec ou sans condescendance aux charmes du petit artisan. C’est celle du modéliste qui construit des temples en miniature dans son grenier, ou du mécano qui fabrique des machines à tout faire qui ne servent à rien, dans son garage, sans autre ambition que de tuer le temps et tromper la solitude, ce qui en y songeant un peu, pourrait s’avérer la plus noble des ambitions artistiques. Il y a certes une attitude critique à prôner l’usage de matériaux et de techniques disqualifiés au sein d’une pratique contemporaine. Elle n’a rien à voir avec une posture réactionnaire, et encore moins nostalgique — ce qui ne l’empêche pas d’aimer le travail bien fait. Il faut accorder ce réinvestissement de la main et ce « retour dans l’atelier » avec l’enjeu de relativiser le travail artistique et le rôle de l’artiste dans la société, un relativisme qui serait la condition nécessaire à une revitalisation. À ce titre, notons que le terme employé dans la langue anglaise pour qualifier ces attitudes artistiques réconciliées avec le travail manuel, reskilling (littéralement, le « retour du don »), provient du champ lexical de la reconversion professionnelle. Il désigne par exemple le fait de reprendre une formation d’ébénisterie après des études universitaires pour mieux répondre au marché de l’emploi. Mais il est aussi entré dans le vocabulaire de ceux qui pensent de nouveaux modèles économiques où la valorisation des savoir-faire promeut l’autonomie productive. En attendant une telle avancée sociétale, le « transfert de compétences » a lieu dans le champ de l’art, où le réinvestissement de la main est compatible avec la déconstruction du mythe de l’originalité entamée à la fin de l’ère moderne ; mieux, il en serait l’accomplissement. Mais ce n’est pas tout, à ce stade de démystification, l’ère du reskilling permettrait d’entrevoir dans la « reconversion » du geste et du matériau une potentielle « recharge » de l’œuvre, une recharge émotionnelle, sensorielle, mais aussi une recharge politique et métaphysique.

     

    Animisme et tectonique

    Rechargées, les installations de Jérémy Laffon le sont, en électricité (Epileptic Sovereign) ou en énergie motrice (hydraulique dans Circuit fermé). Il est toujours question de forces opposées en action, d’équilibres et d’ajustement des tensions, comme celui qui consiste à remplacer les tablettes de chewing-gum prêtes à céder par de petites languettes de bois afin de maintenir l’architectonique des constructions en ellipses nommées Reliques, qu’elles résistent à la chute (nous y voilà !). Ces rapports de forces ne sont à prendre au sens figuré qu’après avoir reconnu ici un art de sculpteur, qui, de l’installation à la vidéo, tire partie de toutes les qualités des matériaux en jeu, de leur élasticité autant que de leur sonorité.
    Rechargés en énergie, les objets ont assez d’autonomie pour assumer seuls le travail artistique. Ainsi de la toupie qui dessine à l’encre, avec profusion ou concision dans la série Siffler en travaillant, tout en fournissant un alibi à l’artiste pour minimiser son implication, alors même que cet abstentionnisme lui faisait encore risquer une entorse. « Remontés », les acteurs mécaniques pourraient à leur tour fomenter une mutinerie, discrètement (à la manière de Jérémy Laffon) et selon un tempo lent et régulier telle la respiration grinçante des palettes, le « toc ! toc ! » des Pics verts et le « ploc‑ploc » des pierres plongées dans l’eau noire qui éclaboussent les murs de la galerie dans Circuit fermé. Chez Jérémy Laffon « ça travaille » tout seul, pour preuve le tintement des outils qui s’agitent imperceptiblement dans l’atelier (Symphony # 1 Opus 9 & 13) . C’est toujours le son qui indique une activité invisible, comme lorsque le bois « travaille » dans une maison où l’on croit entendre des fantômes. Les temples en chewing-gum décrépissent au son de l’humidificateur et le bloc de glace craque sans bouger, distillant la rumeur de leur effondrement prochain. Tout en s’accordant à l’abstention du geste et l’ajournement de l’événement artistique, cette méthode fabrique de nouvelles illusions et même des légendes animistes.
    La mort de l’auteur, n’a pas pour seule conséquence la délégation de la forme à des facteurs extérieurs ou au « cours des choses », mais elle donne vie aux choses. Cette vitalité déferle là où la société a battu en retraite, comme dans le village de Casso, en Italie, accablé par un glissement de terrain très meurtrier il y a plusieurs décennies. Dans Invasione Pacifica, Casso vit un nouveau phénomène, décrit avec les codes du cinéma catastrophe : un éboulement d’oranges venues de nulle part, tels des envahisseurs dont le seul objectif est de profiter de la pente, leur chute étant l’unique élément du scénario à part leur étrange coagulation pour former à l’arrivée une grosse masse orange. Si la scène réfère au drame et le pitch relève de la série B, l’agrume colore le film d’une humeur joyeuse qui s’exprime à chaque rebond collectif. Ici encore, la réappropriation du territoire s’opère par le jeu, à l’image du pongiste en Chine ou dans le champ de l’art. C’est ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire. Le jeu, même quand il consiste à descendre la pente, délivre l’impulsion vitaliste qui seule permettra d’envisager la survie après la catastrophe ou bien de garder son sang‑froid en attendant qu’elle arrive (l’analogie avec le contexte artistique reste permise). Car les jeux de construction de Jérémy Laffon sont autant de mises en garde contre l’effondrement qui adviendra soudainement au cours d’une évolution imperceptible. Ainsi du Trésor de Mexico et de la calotte glacière. En effet, le mouvement de disparition commun à toutes les œuvres de Jérémy Laffon, n’est pas étranger à la conscience de l’irréversibilité du dérèglement climatique, voire aux théories qui mettent en cause l’anthropocène. Mais ses vanités offrent le spectacle de l’anéantissement du monde tout en mettant en scène la tentative de maîtriser le cours des choses, ce qui charge d’émotion l’obstination de l’acte artistique. Plusieurs sculptures résultent d’un domptage de l’entropie, par la mise en place d’une extravagante machinerie pour Circuit fermé, ou d’autres expériences alchimistes dont les savons enchâssés comme d’effroyables témoins géologiques, semblent exposer le résultat (Productivity, Run Away!et Freaks). Plus généralement, la mise en place de processus qui s’éprouvent dans une extrême lenteur pourrait protester contre un système de production effréné responsable du péril écologique, pendant que le régime d’attention que réclament ces œuvres encouragent l’appréciation patiente des phénomènes naturels.


    Les métamorphoses du parallélépipède rectangle

    De ces processus de production à retardement émerge la forme monstrueuse, celle qui complexifie l’émotion esthétique, ravive les passions et l’ambiguïté entre le désir et la répulsion. Il semblerait qu’en respectant l’héritage de l’art minimal et conceptuel, en jurant par la forme géométrique et la neutralité du geste, Jérémy Laffon soit à la recherche de l’informe — quand le protocole n’aboutit pas à un autre refoulé du minimalisme : le décoratif. Les métamorphoses orchestrées sous la casquette du bricoleur ou de l’alchimiste amateur changent la forme minimale en une forme baroque, dont les architectonies de chewing-gum qui fondent sous lampes infrarouges sont les plus éloquentes (Couveuses). Dans Circuit fermé la fonte du cube de glace a pour premier effet la dissolution de la bande noire teintée dans la masse dans sa couche supérieure. Alors la ligne droite laisse échapper des coulures, puis se laisse aller en formes sinusoïdales avant d’oser des variations de gris, pendant que le cube arrondit ses arrêtes puis sculpte des cavités en se permettant même quelques étapes zoomorphes. On assiste à la même évolution dans les dessins Black Ice Cube drawings qui répètent l’empreinte d’un glaçon encré jusqu’à extinction, pour donner une représentation diluée d’un building en ruine. Tout serait réglé pour produire du dérèglement. Tous ces efforts seraient au service du relâchement. Si la question sous-jacente reste celle des moyens de l’art, il ne faudra voir que des moyens de produire une forme, une forme affective (voire torturée) en employant le moins d’affect, du moins pas le genre qui transite par la main. Docile, elle place la tablette de chewing-gum (ou la languette de plomb) comme indiqué sur le plan et ne prend de l’élan que pour lancer les dés qui permettront d’introduire des données aléatoires pour justifier une forme irrégulière. Notons au passage que les dés utilisés pour les Constructions protocolaires aléatoires sont empruntés aux jeux de rôles, qui consistent à se déplacer sur un plateau quadrillé en jouant à être un autre (souvent doté de super-pouvoirs). Revenons au cube de glace ; sa disparition totale va enclencher une mécanique productive, où la forme pure laisse place à un bricolage alambiqué, actionnant des poulies pour tremper des pierres dans des barils remplis de l’eau noire issue de la fonte (encore une allégorie écologique). Il semblerait que la métamorphose du monolithe ait fait naître un mouvement pur et une musique concrète (une a-synchronie de « ploc-ploc »), mais en quelques plongeons de cailloux, une autre manifestation plastique apparaît, confirmant que cette industrie est encore une machine à produire une forme par délégation : l’encre diluée éclabousse les murs blancs comme un lavis expressionniste qui imprimerait les humeurs contradictoires du temps présent en une fragile tache. « J’ai fait tout ce que j’ai pu », conclut l’artiste en s’essuyant le front.

    Julie Portier