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    voler les poutres, échanger les piliers, sans que la maison ne bouge 

    Si Jérémy Laffon s'inscrit effectivement dans la classe des inclassables, ce n'est pas par réponse à cette attente d'une norme "esthétique du divers" (Paul Ardenne) mais tout simplement car son travail s'inscrit honnêtement dans un système fondé sur la transversalité et l'interconnexion qui lui est propre. Il met en jeu des modes opératoires non linéaires qui lui confèrent de multiples statuts : de l'acteur au magicien, du peintre au vidéaste, du joueur au poète, de l'oisif au laborieux, du collectionneur , du flâneur à l'artiste. Il cultive le jeu et se donne la liberté de faire comme gymnastique conceptuelle. L'ensemble prend la forme d'une oeuvre buissonnière qui suit sous forme de divagation plusieurs lignes d'idées qui forment un réseau ouvert envisageant d'une manière généreuse un certain réenchantement du monde par l'art.

    Lors d'un voyage en Chine réalisé ces dernières années, Jérémy Laffon s'est découvert un double performatif sous la figure d'un pongiste en manchettes à tendance obsessionnel, le Ping Pong Master Player (PPMP). A la manière d'un héros de conte de fées occidental, Jérémy revient à la maison avec un attribut magique qui va lui permettre d'ouvrir une nouvelle route. Il s'agit pour lors d'une raquette et de balles jaunes. L'aspect initiatique du voyage en Asie (l'ébauche des routes tracées dans les années 60) ouvre la possibilité d'être non seulement le fameux Autre, mais aussi autre. Le PPMP se déplace et se fait transporter à travers divers paysages et lieux d'une ville chinoise. Son action consiste en deux choses : se déplacer et faire rebondir la balle sur la raquette en prenant garde à la chute. Le PPMP semble partager dans sa quête d'habilité le Ping et le Pong avec les autochtones. En réalité, il joue tout seul. Il ne partage que sa seule présence, ce qui fait toujours de lui un touriste absolu, abracadabrant et jongleur. Se perdre volontairement semble être alors le seul voyage qui vaille la peine. Via ces tribulations en Chine, le déplacement apparaît comme un des moteurs du travail de Jérémy. L'exploration d'une terre inconnue au bord du réel. Pour revenir sur la notion d'expérience suivant une approche dite diachronique, un décryptage étymologique abonde dans ce sens : ex-per-entia signifie "provenir de" et "aller au travers". Le résultat est de la post-production, du montage. Il est surtout question de rebond. Le ping-pong devient une pratique de l'art et par rebond, l'art devient un terrain de jeu. Il y a donc dans le travail de Jérémy une invasion du réel par le jeu, à la fois au sens ludique et dans celui où plus rien ne semble coller à la perfection.
    La question du jeu de rôle, notamment du rôle de l'artiste amène Jérémy à penser le jeu et à penser à partir du jeu. A travers la métaphore du sport, avec le PPMP, personnage du pongiste en manchettes polarisé, se réalise en pratique amateur une forme d'oisiveté et un art de vivre. La thématique "art et sport" n'est pas réellement importante. On n'a pas affaire à un sportif refoulé. Ce qui compte est d'envisager le sport comme une chose de la vie courante. On ne s'embarrasse pas véritablement de la virtuosité, de cette question du talent de MVP ("Most Valuable Player"). La beauté du geste est ailleurs. Le but du jeu est de se mesurer au réel (seule compétition envisagée) et à tous les terrains de jeu qu'offre l'art et que peut s'offrir l'art. Le Ping Pong sera sauvage. Une activité libre, séparée, improductive et fictive. Un "free ride" pour reprendre un anglicisme de sport de glisse.
    Le personnage navigue en fonction des situations d'un jeu de rôle de héros burlesque à celui de touche-à-tout. (Ping Pong Master Player, Bilan de compétences, PPMP (Love story), De main en main, Backstage...).

    A travers ses performances et ses vidéos, Jérémy se montre sous cette forme métisse qui ne correspond ni à un autoportrait ni à une autoreprésentation.
    La performance utilise le corps comme objet de l'expérience et du face-à-face. Le corps est réactivé dans une fonction qui paraît normale (je flâne donc je suis). Il est à la fois le lieu, le vecteur et l'objet de l'expérience mais également le sujet de l'aventure. Le corps est le véhicule.
    Pour la performance Backstage, le terrain choisi est anti-spectaculaire. L'anti-chambre de la scène. Jérémy se positionne à la fois dans et en marge. Une stratégie de l'évitement : n°25, "voler les poutres, échanger les piliers, sans que la maison ne bouge". Dans le champ et hors de la vue. Le Ping Pong Master Player zone dans l'espace de repos d'une salle de concert. Les temps morts des performances scéniques. Jérémy fait le choix de cette scène off pour Backstage. L'ensemble est retransmis en direct. Suivront probablement les produits dérivés : clips, disques... Backstages de Backstage. Une fois sur le plateau (Backstage), on se livre à une divagation recherchée. C'est réaliser l'union entre le réel de l'expérience (sensible) et l'irrationnel de la situation (détournement fonctionnel absurde). Entièrement dévoué à son jeu de rôle, il s'empare de tous ce qui tombe sous sa main pour en faire une raquette. Il teste le potentiel performatif d'instrument pongiste et musical au milieu des allés, haltes et venues des autres participants du festival. Chaque objet répond, par sa manipulation et son bruit, à la sollicitation du PPMP.
    Si dans le jeu, on joue à être quelqu'un d'autre, les choses jouent également à être autre chose. Le temps lui-même n'y résiste pas. La modalité du jeu pervertit chaque objet ce qui oblige le joueur à déterminer son usage d'occasion et l'alchimie de son détournement. Backstage est une représentation de "nous sommes obligés de voler la fonction des choses". Le détournement met en jeu une question existentielle de bousculer les rituels du quotidien (la sainte trinité métro-boulot-bistrot). On pourrait dire : à l'abordage !

    Un aphorismes tiré de mon poème Vanité aux puces dit : "la jeunesse d'aujourd'hui aime les mauvais joueurs car elle déteste ceux qui prennent le jeu à la légère". Une vie de tous les jours, avec son paysage d'habitudes, peut paraître difficile à traduire en moments signifiants. Si la règle du jeu inventée par Jérémy implique de se disperser au risque de ne pouvoir être situé, le récit de l'art qu'elle propose avec le jeu en origine et en point de mire, composé de fragments et d'astuces, se fonde sur le rythme du pouls du monde. Comme pour se redonner une existence quotidienne enrichie en expériences. Peut-être est-ce ainsi que l'on comprend ce qui manque. Le foisonnement est bien là. Le scénario unique n'existe pas. En étant mobile soi-même, on peut comprendre et aller plus loin : entrer en résonance. Ainsi on peut dire à chaque instant : ce n'est pas la fin.